Page 12 - La Rumeur 4-1 Jean-Baptiste Michaud
P. 12

Page 12                                                                                            La Rumeur

           Ungrand voyage...




           Notre  ami  Gérald  Lévesque  continue  la  chronique  de  sa   quand même  de  voir  Pierre  le  visage  long  de
           soeur Marie-Rose, institutrice "dans l'ancien temps".   tristesse et qui nous regarde partir avec envie
                                                              …

                          sommes  en  1914.  J’ai  à  peine
                                                                  Les  routes  de  la  paroisse  sont  loin  d’être
           Nous   quatre  ans.  Déjà  j’entends  les            adaptées à ce genre de voiture : deux roulières
           conversations des grandes personnes au sujet       de sable. De l’herbe de chaque côté et souvent
           de jeunes garçons qui s’enrôlent et vont partir    au centre. Papa manœuvre habilement. En sui-
           pour  «l’autre  bord».  C’est  la  guerre;  et  je  n’y   vant les méandres de la route nous atteignons
           comprends pas grand chose; seulement, à voir       une  vitesse  qui  nous  fait  nous  cramponner  à
           l’air  grave  des  adultes,  déjà  ça  me  rend  ner-  nos  sièges  :  imaginez!  on  atteint  17  milles  à
           veuse…                                             l’heure.… Quel exploit! À l’approche de ce bruit
                                                              bizarre  et  ce  nuage  de  poussière  qui  s’élève
              Coupés  de  toutes  communications  avec        sur notre passage les gens sortent de leur mai-
           l’extérieur nous vivons le calme absolu. Le jour-  son pour nous voir passer à cette folle allure…
           nal n’arrive pas régulièrement et les nouvelles    De retour à la maison, le marché est vite con-
           prêtent à de tristes conversations.                clu. Et après avoir finalisé le marché à Rivière-
                                                              du-Loup, c’est le retour à la maison qui cause
              Pendant  ce  temps,  l’esprit  inventif  et  le          des  ennuis.  Il  faut,  après  quelques
           sens pratique de papa, le poussent à                        tentatives  infructueuses  pour  monter
           s’intéresser  à  une  nouveauté  pour                       la  grande  côte  qui  sépare  Cacouna
           notre  région  :  l’automobile.  Il  en                     de St-Arsène, s’y engager à reculons
           cause  souvent  avec  mon  oncle  Al-                       pour que l’essence parvienne au mo-
           phonse. Il  paraît  que  ce  véhicule  se                   teur. Et papa entre triomphalement à
           déplace  seul,  sans  cheval.  Quelle                       la  maison  avec  la  première  automo-
           curiosité!…  L’intérêt  est  si  grand                      bile  de  la  paroisse  et  de  quelques
           qu’après bien des discussions et des                        autres des environs.
           consultations la décision est prise; ils
           se  rendent  à  Rivière-du-Loup  pour                           Au  souper  papa  et  maman  déci-
           voir sur place cette invention révolu-                      dent d’aller voir la parenté à Rimous-
           tionnaire.                                                  ki. Ce sera l’occasion de bien se fami-
                                                                       liariser  avec  «  la  Ford  ».  On  décide
              La  semaine  suivante,  un  bon                          donc  de  se  rendre  à  Ste-Luce-sur-
           après-midi,  Pierre  et  moi  entendons                     Mer, chez tante Marie. Dès le lende-
           tout à coup un  bruit  insolite sur la route. Toute   main  matin,  un  samedi  ensoleillé,  nous  entre-
           la famille, tous les  voisins et les enfants s’at-  prenons  ce  périple  de  plus  de  70  milles  (100
           troupent autour de cet engin rébarbatif qui vient   kilomètres),  papa  et  maman  à  l’avant,  mon
           de s’immobiliser devant la maison. Nous avons      oncle  et  une  amie  de  la  famille  me  prennent
           enfin  devant  nous  la  merveille  dont  on  a  tant   avec eux à l’arrière. Pierre gardera la maison.
           entendu parler. Après un long examen accom-        À six heures c’est le départ. Malgré cette heure
           pagnés du garagiste, papa et mon oncle mon-        matinale  nous  sommes  tous  bien  éveillés  et
           tent  à  bord.  Un  coup  de  manivelle  puis  le   bien mis pour cette sortie unique en son genre.
           chauffeur  prend  le  volant.  Le  moteur  est  en   Engagés  sur  le  chemin  du  4ième  rang  nous
           marche.  Muets  d’admiration  nous  les  regar-    voyons  les  vaches  réunies  près  de  la  clôture,
           dons reprendre la route dans le bruit et la pous-  attendant la traite du matin, s’enfuir en vitesse
           sière.  Un  peu  plus  tard  ils  reviennent  enthou-  devant  ce  bolide  noir  et  bruyant  qui  soulève
           siasmés comme deux enfants. Maintenant pa-         tant de poussière. On s’engage par la suite sur
           pa va prendre le volant accompagné du gara-        la route qui longe le fleuve. Les fréquents pas-
           giste. Maman prend place à l’arrière avec mon      sages  à  niveau  rudimentaires  obligent  à  plu-
           oncle…et  pourquoi  ne  pas  amener  la  petite?   sieurs  arrêts  ou  des  ralentissements.  Lorsque
           Me voilà donc hissée sur le siège arrière entre    nous devons rencontrer une voiture, il faut s’im-
           eux deux; un beau siège en cuirette noire capi-
           tonnée.  Je  vis  un  beau rêve!  Un  peu  attristée   (Suite page 13)
   7   8   9   10   11   12   13   14   15   16